Newton et le scandale de l'action à distance

Publié par Claude Slowik, le 10 février 2021   1.2k

Newton et le scandale de l'action à distance.

1er juillet 1687 : « Je veux bien qu'il ne soit pas Cartésien »

    Dans[1] une réponse adressée à Fatio de Duillier datée du 1er juillet 1687 Huygens déclare :

"Je souhaite de voir le livre de Newton. Je veux bien qu'il ne soit pas Cartésien pourveu qu'il ne nous fasse pas des suppositions comme celui de l'attraction".

    Descartes, Newton, Huygens des noms au sujet desquels nous connaissons tous probablement un petit quelque chose.

    Mais Fatio de Duillier, le destinataire de cette lettre, qui est-ce donc ? Quel est ce livre que Huygens souhaite de voir ? Et cette supposition de l'attraction que Huygens rejette avant même de l'avoir lu, quelle est-elle ? Ne serait ce pas la gravitation ?

    Disons le tout de suite, cette supposition de l'attraction est effectivement l'hypothèse de la gravitation universelle qu'aujourd'hui on ne considère plus comme une hypothèse mais comme un fait assuré. Toutefois il faut bien comprendre que cette hypothèse d'une action à distance de la matière sur la matière à travers le vide, apparaît à l'époque comme aussi aventureuse et controversée que peut l'être aujourd'hui la télépathie. Nous en reparlerons plus loin mais intéressons-nous d'abord à ce personnage absent des dictionnaires courants.

En 1707 au pilori de Charing Cross

    Nicolas Fatio de Duillier (1664-1753) est né en suisse, il est connu comme mathématicien et aussi pour être un horloger inventif. L'encyclopédie Universalis ne le répertorie qu'une seule fois à l'article limnologie pour la découverte de marées dans le lac Léman ! Aussi les indications sur sa biographie doivent être collectées sur internet, au détour de digressions ou de notes de bas de page dans des ouvrages traitant de personnages ou de sujet connexes. Ces indications marginales révèlent une vie tumultueuse jusqu'à l'extravagance. En 1683 il est à Paris. En 1686 on le signale au côté de Christiaan Huygens à la Haye. Cette année là il déjoue une tentative de kidnapping sur le Prince d'Orange ! Il arrive au printemps 1687 en Angleterre au moment où Edmond Halley (1656-1742), l'homme de la comète, achève l'édition du livre de Newton. La découverte du texte provoque l'admiration de ce jeune mathématicien considéré comme brillant. Une amitié réelle, brodée d'alchimie et d'hérésie religieuse se tissera entre lui et Newton. Au moment de la réponse de Huygens les deux hommes, Newton et Fatio de Duillier ne se connaissent pas encore personnellement. Plus tard ils partageront leur intérêt pour l'alchimie et certaines questions théologiques portant entre autre sur la divinité du Christ. Newton plonge à la source des Évangiles et parvient à la conviction d'une falsification dans la transmission des Écritures. Cependant il ne souhaite pas afficher ses convictions qui seraient jugées hérétiques et veut par dessus tout préserver sa tranquillité. Fatio de Duillier se montre lui beaucoup plus prolixe et turbulent, il prend part aux troubles fomentés par les camisards qui annoncent comme toute proche la fin du monde. On le retrouve en 1707 au pilori de Charing Cross. On le signale ensuite à nouveau en Hollande puis en Suisse et même en Asie. Il revient enfin en Angleterre vers 1714. Il meurt à Worcester en 1753.

Désigné en 1666 par Colbert

    L'auteur de la lettre, Christiaan Huygens (1629-1695) vit le jour à La Haye dans un milieu aisé et cultivé. Il se consacra principalement à la philosophie naturelle. Il est désigné en 1666 par Colbert pour être le sociétaire emblématique de la toute nouvelle Académie des Sciences de Paris. Il déploie dans cette institution une activité rayonnante jusqu'en 1681. Parmi ses nombreux travaux nous pouvons citer le perfectionnement de l'horloge à pendule, une théorie de la lumière conçue comme la vibration d'un milieu matériel et une réflexion sur la pesanteur terrestre. Après la déplorable révocation de l'Edit de Nantes par Louis XIV en 1685 il ne reviendra plus en France et restera dans son pays natal.

Une réponse aux Principia Philosophiae (1644) de Descartes

    Parlons maintenant du livre, ce livre que Fatio de Duillier avait annoncé à Huygens : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle). Le titre et la méthode en partie peuvent être envisagés comme une réponse aux Principia Philosophiae (1644) de Descartes. Le contenu est nouveau, il est communément considéré comme la fondation de la science classique. L'ouvrage s'ouvre par l'énonciation de lois : les lois du mouvement. La première, le principe d'inertie, dit qu'un corps libre de toute influence restera immobile ou poursuivra indéfiniment sa course en ligne droite. La deuxième loi indique que tout changement de mouvement est l'effet d'une force exercée par un autre corps. L'égalité des actions réciproques des deux corps agissant l'un sur l'autre est l'objet de la troisième loi. Prises individuellement ces lois ne constituaient pas pour l'époque une innovation radicale, Newton proposait un système qui clarifiait et rendait quantitatifs des principes qui étaient dans l'air du temps. Il restait alors à expliquer et calculer le mouvement quasi circulaire des planètes au moyen d'une force qui les empêchait de s'évader dans l'infini du cosmos. Aristote avait partagé le monde en deux, le ciel et la terre régis par des principes incompatibles. Kepler avait conçu une théorie qui invoquait une âme motrice pour les planètes et dont les raffinements physico-mystiques répugnaient à Galilée. Descartes avait imaginé des tourbillons, beaucoup de tourbillons un pour le soleil un par planète un par satellite des planètes. Huygens soutenait une théorie à base de fluides subtils et appuyait sa théorie sur ses expériences à propos de corps immergés dans un récipient en rotation.

    Quant à Newton il affirmait purement et simplement l'existence d'une force d'attraction à distance entre tous les corps aussi bien à travers le vide sidéral que l'atmosphère terrestre. Il se revendiquait philosophe de la nature, qui observe les phénomènes et en induit des lois mathématiques. Ensuite il calculait à l'aide de la méthode géométrique indiscutable des anciens et obtenait ainsi des résultats. Ces résultats il les confrontait aux phénomènes et c'est en fin de compte la nature qui dispensait son verdict positif. Sa théorie et sa pratique d'une géométrie ingénieuse et très raffinée lui permettaient de calculer, bien sûr et c'était la moindre des choses, la trajectoire des planètes et des comètes mais aussi les marées terrestres et même la vitesse du son. Il restait cependant à expliquer mécaniquement cette action à distance. Sans cette explication mécanique il faudrait considérer que la matière possède dans son principe un pouvoir, celui d'attirer ses composants comme ça, juste par principe, la matière ne serait donc pas complètement inerte, la matière aurait en elle même un pouvoir. Recours à la magie, force occulte crieront ses détracteurs.

    Dans le fragment de lettre placé en exergue Huygens exprime son rejet de la notion d'attraction, il faut compléter son propos pour lui rendre tout son contenu. C'est l'attraction à distance au travers d'un espace vide qu'il s'agissait de refuser. La science nouvelle sous la plume de Copernic, Galilée, Descartes et bien d'autres avait étendue ses prétentions d'explication en se démarquant de la physique d'Aristote et de la science médiévale. Elle avait exclu de son argumentation tout recours aux forces occultes pour n'accorder de crédit qu'aux actions de contact entre substances. Il est vrai que les substances subtiles avaient tendance à se multiplier tout comme les tourbillons de Descartes et que les savants de l'époque cherchaient activement de meilleures explications. Mais admettre dans une théorie, expliquer le mouvement des astres par une attraction à distance cela sonnait comme une régression de plusieurs siècles. C'est une véritable indignation qui s'empara des savants continentaux. Cette indignation ne devait pas durer longtemps et Voltaire (1694-1778) fut un ardent promoteur de la science newtonienne. Nous devons d'ailleurs la seule traduction française (1749) de cet énorme et complexe ouvrage  à sa compagne la Marquise du Châtelet.

Dieu par sa volonté tient la cohérence du cosmos

    Pour certains scientifiques la science doit se contenter d'induire des lois générales à partir de phénomènes particuliers. Elle doit ensuite par des méthodes mathématiques calculer et prévoir d'autres phénomènes et enfin confronter ses prédictions aux observations. Les causes profondes lui sont inaccessibles et les chercher sont inutiles voire nuisibles. D'une certaine manière il n'y a rien à expliquer et rien à comprendre juste des principes à appliquer et des procédures à suivre. Newton et son absence d'explication pour la cause de l'attraction universelle doit-il être considéré comme un promoteur de ce point de vue ?

    Ceci n'est absolument pas avéré. Newton cherchait à expliquer cette force de gravitation qui traverse tout et concerne toute la matière sans distinction. Il cherchait sans doute les secrets de la matière dans l'alchimie peut être même dans la théologie. Aussi nous finirons notre propos par une citation de Newton lui-même, extraite de sa conclusion de ses Principia.

J'ai[2] expliqué jusqu'ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la force de la gravitation, mais je n'ai assigné nulle part la cause de cette gravitation. Cette force vient de quelque cause qui pénètre jusqu'au centre du soleil […]

[…] et je n'imagine point d'hypothèses […]

Ce serait ici le lieu d'ajouter quelque chose sur cet esprit très subtil qui pénètre à travers tous les corps solides, et qui est caché dans leur substance […] mais on n'a pas fait encore un nombre suffisant d'expériences pour pouvoir déterminer les lois selon lesquelles agit cet esprit universel. 

    Aussi est-il possible d'imaginer qu'en dernier recours Newton pensait que : tout comme l'homme bouge ses membres par sa volonté, Dieu par sa volonté tient la cohérence du cosmos et que la gravitation serait un pouvoir de Dieu. Dieu serait en fin de compte toujours présent et il n'y aurait aucune distance entre Lui et les objets ... et ses sujets.

Claude Slowik

Les Jeudis de la Culture d’Haplincourt

 

 

[1] Œuvres complètes de Christian Huygens, correspondance 1685-1690, tome IX, page 190

[2] pp. 412 et 413. Newton Isaac, Principes Mathématiques de la Philosophie Naturelle, Dunod (2006)