La savante demoiselle qui voulut noter la nature
Publié par Revue ESPÈCES, le 7 mars 2024 340
Histoires de naturalistes
Auteur
Eric Buffetaut, directeur de recherche émérite au CNRS, ENS Paris
Cet article est issu du numéro 51 d'Espèces - Mars à Mai 2024 avec l'aimable autorisation de l'auteur. Je m'abonne !
Vers le milieu de juin 1783, un étrange brouillard “sec” se répand sur une grande partie de l’Europe puis au-delà, jusqu’en Asie. On sait aujourd’hui que ce brouillard était formé de cendres, de poussières et d’aérosols volcaniques issus d’une fissure dans la rangée de cratères du Laki, dans le sud de l’Islande. Cette éruption d’une ampleur énorme (15km de lave s’échappèrent de la fissure) eut des conséquences dévastatrices en Islande, provoquant une famine qui coûta la vie à 20% de la population. Dans de nombreux pays, le plus souvent sans en comprendre la cause, des observateurs signalèrent ce brouillard inhabituel qui dura pendant plusieurs semaines et fit baisser de façon significative les températures durant l’hiver suivant. En France, Benjamin Franklin, alors représentant les États-Unis d’Amérique à Paris, en fait partie. Une des premières à avoir publié un article scientifique au sujet de ce phénomène météorologique inusité est une femme de lettres et de sciences havraise, Mademoiselle Marie Le Masson Le Golft (1749-1826). Dès septembre 1783, dans le Journal de Physique, elle décrit en détail ce “brouillard extraordinaire” qui dura plus de deux mois, occultant la lumière du soleil et donnant aux ombres une étrange couleur bleue.
Une vieille fille savante
Qui était cette perspicace observatrice havraise ? Sa biographe, Noémie Noire Oursel, en 1908, répond ainsi à la question: “une vieille fille savante” qui a fait “des travaux scientifiques qui dorment sous la poussière”. Cela paraît bien peu charitable, mais on comprend vite, à la lecture de ce qui suit, que ce n’est là qu’un effet de style, car Madame Oursel s’empresse d’ajouter qu’en compulsant les publications et la correspondance de Marie Le Masson Le Golft, elle s’est prise à l’aimer et à la trouver profondément intéressante. De fait, Mademoiselle Le Masson Le Golft mérite qu’on s’intéresse à elle.
Elle naît au, Havre le 25 octobre 1749 dans une famille plutôt aisée. Son père, Jean Le Masson, est capitaine de navire, et sa mère, Anne Le Golft, est fille de négociant. Elle signera ses œuvres des noms de ses deux parents. Sa carrière intellectuelle doit beaucoup à l’abbé Jacques-François Dicquemare (1733-1789; voir “L’abbé Dicquemare, un polymathe au bord de la mer” dans Espèces n°46, 2022), qui n’était pas son oncle, comme certains l’ont cru, mais un ami de son père, qui l’initia aux “grands mystères de la science”, comme l’écrit Madame Oursel. Elle partagea en effet avec lui l’intérêt pour les sciences et aussi une profonde aversion pour l’esclavage, dans une ville portuaire où la traite négrière était alors florissante.
Mademoiselle Le Masson Le Golft s’intéresse aux sujets les plus variés. On lui doit notamment des écrits sur sa ville natale, dont un Entretien sur Le Havre (1781), où elle décrit le grand port à un “écolier” fictif et pas très futé qui pense que Paris est “le seul lieu où un être pensant peut habiter”. De février 1778 à octobre 1790, elle tient aussi un journal qui est une source remarquable d’information sur les événements, petits et grands, survenus auHavre durant cette période. Elle s’intéresse aussi aux méthodes éducatives, publiant en 1788 des Lettres relatives à l’éducation. Mais sans doute est-ce dans le domaine des sciences que ses contributions sont les plus originales.
Comme on l’a vu, Marie Le Masson Le Golft publie certaines de ses observations dans les meilleures revues scientifiques de son temps. Elle le fait parfois avec un humour certain. Montrant l’inanité d’une affirmation, venue d’un journal anglais, selon laquelle le lait bout plus rapidement et plus fortement à marée montante qu’à marée descendante, elle commence son article publié en 1780 dans les Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts par cette remarque : « En appliquant, comme on le fait, les principes de la Physique à l’économie domestique, n’est-ce pas inviter mon sexe à s’en occuper et même lui permettre d’élever la voix lorsqu’il aperçoit des choses capables de le déconcerter ». Habitant Le Havre, elle n’a pas eu de mal à montrer que l’influence de la marée sur l’ébullition du lait est inexistante. Elle s’intéresse à des sujets aussi variés que la biologie des moules et les dates d’arrivée et de départ des hirondelles.
Ses recherches lui valent l’estime des savants de son temps et elle correspond non seulement avec divers abbés érudits, mais aussi avec des sommités telles que Buffon, Daubenton, Parmentier et Lacépède. Elle est également membre de diverses “académies”, comme on nomme alors les sociétés savantes, en France et à l’étranger, la plus inattendue étant sans doute le Cercle des Philadelphes du Cap – fondé en 1784 au Cap Français (aujourd’hui Cap Haïtien), dans le nord de l’actuel Haïti, par des colons rationalistes soucieux de contrer les pseudosciences (et notamment la thèse du “magnétisme animal” soutenue par Mesmer).
Donner des notes aux objets de la Nature
Deux œuvres de Marie Le Masson Le Golft se signalent par leur originalité. La première est un petit livre intitulé Balance de la Nature, publié à Paris en 1784. Inspirée notamment par la Balance des Peintres de Roger de Piles, publiée en 1708, où l’auteur attribue des points aux œuvres d’art en fonction de divers critères, elle veut réaliser «un tableau où le mérite des principaux objets que la nature nous présente serait balancé» (c’est-à-dire noté). Elle s’intéresse aux quadrupèdes (à savoir les mammifères), aux oiseaux, aux poissons, aux crustacés, aux mollusques, aux coquillages, aux insectes, aux arbres, aux fleurs, aux fruits, aux pierres précieuses et aux métaux. En ce qui concerne les êtres vivants, les critères utilisés pour les noter sur une échelle de 1 à 20 sont différents suivant les groupes: ainsi, pour les quadrupèdes, elle juge la forme, la couleur et l’instinct, ce dernier critère n’étant pas utilisé pour les oiseaux. Pour les poissons et les crustacés, elle ajoute la saveur à la forme et à la couleur, mais ce critère gustatif n’est pas retenu pour les mollusques et coquillages. Quant aux insectes, l’industrie s’ajoute à la forme et à la couleur. Celles-ci sont utilisées pour noter tous les végétaux mais, pour les arbres, elle ajoute la grandeur et l’utilité du bois, pour les fleurs l’odeur, et pour les fruits l’odeur et la saveur. L’esthétique et l’utilité jouent donc un grand rôle dans les jugements portés sur les objets naturels.
La phrase finale de son introduction nous renseigne sur l’un des buts de son ouvrage: « Quelque petit que soit celui-ci, je serai satisfaite s’il peut diriger vers les corps naturels l’attention des personnes les moins instruites, persuadée qu’on ne peut contempler la Nature sans s’élever jusqu’à son Auteur ». Marie Le Masson Le Golft n’a pas ménagé ses efforts pour noter les objets naturels: elle évalue ainsi plus de 200 oiseaux et plus de 100 quadrupèdes. De plus, il ne s’agit pas seulement d’espèces communes : on peut se demander comment elle a pu connaître les caractères du polatouche, du zénik des Hottentots ou du crapaud volant de Cayenne… Mais, comme elle l’écrit dans une lettre, « LeHavre est un port de grand commerce » où les navires apportent des animaux de toutes sortes… au point qu’il ne lui restait qu’une douzaine de lacunes qu’elle a pu combler avec l’aide des observations communiquées par Buffon et par l’abbé Dicquemare. Les notes qu’elle attribue nous renseignent sans doute autant sur ses goûts personnels que sur les êtres qu’elle évalue. Ainsi parmi les quadrupèdes, le cheval est un des mieux notés, avec 20 pour la forme, 10 pour la couleur et 18 pour l’instinct. Mais l’ocelot le surpasse par la couleur (20) et l’éléphant par l’instinct (20). À l’autre bout du classement, l’unau (ou paresseux à deux doigts) se contente de 3 pour la forme, 2 pour la couleur et 1 pour l’instinct. Lorsque la saveur entre en jeu, le poupard (c’est-à-dire le tourteau) atteint la note de 20, dépassant le homard (19). Parmi les fleurs, le lys est le vainqueur incontesté, avec 20 pour la forme, la couleur et l’odeur.
La Balance de la Nature est plutôt bien reçue de ce que l’on n’appelle pas encore la communauté scientifique. Buffon lui-même écrit à l’autrice que c’est « une nomenclature mieux sentie que celle de la plupart de nos savans en us, Linnaeus, Wallerius etc. » – il faut dire qu’il faisait peu de cas des classifications, et notamment de celle de Linné. De même, Daubenton la félicite, tout comme l’abbé Rozier, directeur du Journal de Physique.
Un essai anthropologique assez original
En 1786, c’est une Esquisse d’un tableau général du genre humain qu’elle publie sous la forme d’un planisphère montrant la distribution des différents groupes humains à la surface du globe, leurs noms étant accompagnés de symboles indiquant leurs caractéristiques: couleur de peau, taille, laideur ou beauté, mais aussi religion et mœurs (nudité, polygamie, cruauté ou humanité, science, etc.). Marie Le Masson Le Golft est fort bien renseignée sur les dernières découvertes géographiques et peut ainsi se prononcer sur les caractères des peuplades les plus lointaines. Les habitants de la Nouvelle-Zélande, par exemple, sont à ses yeux des sauvages idolâtres, grands, bien faits et cruels, alors que les Lapons sont des idolâtres ou des chrétiens séparés de l’Église (protestants), sauvages ou vivant en société, humains mais petits, laids et mal faits. Peu de peuples échappent à son analyse, à l’exception des Juifs, dont elle admet qu’elle ne sait pas trop où les placer, ni géographiquement, ni selon leurs mœurs. Tout comme la Balance de la Nature, ce curieux essai anthropologique lui vaut maintes félicitations, notamment de la part de Buffon.
L’abbé Dicquemare décède en mars 1789, laissant à son élève le soin de faire publier son “portefeuille”, c’est-à-dire ses œuvres scientifiques non encore publiées, illustrées de planches. Ce legs sera une sorte de cadeau empoisonné. Louis XVI avait certes accordé à cette publication un financement, annulé par la Révolution. Pendant près de vingt ans, Marie Le Masson Le Golft fera de son mieux pour réaliser le souhait de son mentor, se rendant même à Paris pour essayer de convaincre les instances qui se succèdent durant cette période troublée. En dépit d’un avis favorable donné par Cuvier et Lamarck en 1805, et de l’intercession de Lacépède, les fonds promis n’arriveront jamais, et le portefeuille de l’abbé Dicquemare demeure inédit à la bibliothèque municipale de Rouen. C’est d’ailleurs dans cette ville que Mademoiselle Le Masson Le Golft termine sa vie. Sans doute contrainte par les circonstances, elle a quitté LeHavre en 1797 pour venir y enseigner à Rouen la géographie, l’histoire, le dessin, etc. dans un pensionnat de jeunes filles, mais dès 1799 elle doit assigner en justice son employeuse qui a cessé de la payer. Il semble qu’elle ait ensuite connu des difficultés financières, ce qui ne l’empêcha pas de rédiger des mémoires savants et un Rêve d’une académicienne, sorte de conte fantastique resté inédit. Elle meurt à Rouen le 3 janvier 1826.
En 1908, sa biographe, Madame Oursel, jugeait sa “chère savante” bien oubliée. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Plusieurs de ses œuvres, dont la Balance de la Nature, ont été rééditées ces dernières années et divers articles récents ont mis en valeur ses activités intellectuelles dans le domaine des sciences et de l’éducation. Une rue duHavre porte son nom, et lors des commémorations du cinquième centenaire de la ville, en 2017, son portrait a été projeté sur les parois du Volcan, le théâtre conçu par l’architecte Oscar Niemeyer, monument emblématique du Havre. Marie Le Masson Le Golft a bien mérité de sortir de l’oubli.
Pour en savoir plus
Le Masson Le Golft M., 1784 - Balance de la Nature, Barrois, Paris (https://bit.ly/4bdCKHR). Réédition avec une introduction de Marc Décimo, Les Presses du Réel, 2005.
Le Masson Le Golft M. 1786 - Esquisse d'un tableau général du genre humain où l'on aperçoit d'un seul coup d'oeil les religions et les moeurs des différents peuples, climats sous lesquels ils habitent et les principales variétés de forme et de couleur de chacun d'eux, Moithey (https://bit.ly/3SmzC3N).
Le Meur C., 2004 - "Marie Le Masson Le Golft dans sa petite Ithaque. Le parcours intellectuel d'une Havraise au tournant des Lumières", Dix-Huitième Siècle, 36, p. 345-360
Le Monnier - Mercier A., 2016 - "Mademoiselle Marie Le Masson Le Golft, une intellectuelle pédagogue au Havre au XVIIIe siècle", dans Brouard-Arends I. et Plagnol-Diéval M. E., Femmes éducatrices au siècle des Lumières, Presses Universitaire de Rennes, p. 157-166 (https://bit.ly/3U5YX4e).
Oursel N. N., 1908 - Une Havraise oubliée. Marie Le Masson Le Golft (1749 - 1826), Imprimerie de l'Eure (https://bit.ly/48B28p7).
Stothers R. B., 1996 - "The great dry fog of 1783", Climatic Change, p. 79-89.