Des romans et des genres : la multiplicité des identités au XXIe siècle
Publié par Ombelliscience -, le 14 décembre 2020 1.9k
« Qu’est-ce que c’est ? Une fille ou un garçon ? » : c’est une des questions les plus couramment posées aux futurs parents durant une grossesse. La connaissance du sexe de l’enfant à venir est même de plus en plus souvent prétexte à l’organisation de fêtes de la révélation du genre («Gender-reveal parties », une tendance venue des États-Unis). Derrière ces événements, on peut y voir une volonté de constituer l’identité de son enfant en le/la classant dans une des deux catégories les plus facilement concevables de nos sociétés : le féminin ou le masculin. Si ces « cases » sont si simples à comprendre, c’est qu’elles se basent avant tout sur l’apparence des organes génitaux, autrement dit sur quelque chose de parfaitement identifiable. Vulve, vagin, utérus : c’est une fille ; testicules, pénis : c’est un garçon. Et pourtant, ces fêtes n’ont pas pour but de révéler le sexe de l’enfant, mais son genre.
Le genre est la dimension sociale du sexe : il implique des normes de comportement insufflées et reconnues par la société. Ces normes contraignent notamment l’individu à se comporter en fonction de son assignation de départ à un sexe précis : c’est ce qu’on appelle le système sexe/genre. À l’annonce « c’est une fille ! », on ne visualise pas tant l’apparence des organes génitaux de l’enfant révélée que le comportement qui correspond éventuellement à cette identification, symbolisée traditionnellement dans ces fêtes par la couleur rose. On imagine une petite fille qu’on pourra habiller et coiffer de manière coquette, qui sera douce et gentille. À l’inverse, le masculin est représenté par la couleur bleue. On imagine un petit garçon fort, aventureux, casse-cou. Le genre est donc une construction sociale binaire et duelle : binaire dans le sens où il n’offrirait que deux possibilités (le féminin ou le masculin, le rose ou le bleu) et duelle dans le sens où l’un et l’autre s’opposeraient et qu’on ne pourrait a priori pas être les deux à la fois.
Le genre, de la même manière que d’autres données constitutives de l’identité comme la race, l’âge, la préférence sexuelle, la classe sociale ou l’état de santé, est source de discrimination. Dans nos sociétés occidentales, les femmes ont certes mené de longues batailles pour obtenir les mêmes droits que les hommes. Mais la lutte contre l’oppression de genre, symbolisée par le patriarcat, en serait-elle pour autant terminée ? Non, bien sûr, c’est ce qu’explique Éric Macé dans son livre L’ Après-patriarcat. Pour lui, les femmes occidentales sont toujours oppressées, mais de manière plus insidieuse, moins frontale qu’avant. Il nomme ce phénomène les « arrangements post-patriarcaux ». Selon moi, une des manifestations de ces arrangements post-patriarcaux se trouve dans l’intitulé de la journée du 8 mars. Son nom complet est « la journée internationale de lutte pour les droits des femmes ». J’insiste sur le pluriel « des femmes », car encore en 2020 on assiste, sur les chaînes de télévision et de radio françaises de grande écoute, à des présentateur·rices qui souhaitent une « bonne fête de la femme », ou une bonne « journée de la femme ». En souhaitant « bonne fête » ou « bonne journée », on enlève à cet événement sa dimension de lutte politique. Mais au-delà de ça, en parlant de « la femme » au singulier, c’est comme s’il n’y avait qu’une seule façon « d’être femme » et qu’on privait les concernées de leur droit à être toutes différentes les unes des autres.
Mon travail de thèse consiste justement à montrer que la littérature peut permettre de prendre conscience de la pluralité des femmes, grâce à leurs représentations dans les littératures du XXIe siècle de langues française et allemande.
Une de mes hypothèses est que cette femme, pour répondre aux normes de genre et s’intégrer en tant que femme, doit effectivement suivre un chemin logique en plusieurs étapes. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler définit ce qu’est la « matrice hétérosexuelle ». En s’inspirant des réflexions de Monique Wittig, une chercheuse française lesbienne, elle explique que l’hétérosexualité est un système politique qui régit les rapports de genre entre hommes et femmes. C’est de cette matrice que découle ce que j’appelle l’(hétéro)normalisme : un chemin normé qui dérive (presque systématiquement, d’où l’usage des parenthèses) de l’hétérosexualité comme système politique. Les différentes étapes du chemin (hétéro)normaliste sont les rôles d’individu (hétéro)sexuel, de compagne ou d’épouse et de mère. Mais cette voie ne boucle pas : passé un certain âge, les femmes ne sont plus considérées comme telles, même si elles ont passé avec succès toutes les étapes.
Par exemple, un roman parmi ceux que j’étudie montre bien les étapes d’individu(hétéro)sexuel, d’épouse et de mère : il s’agit de Schoßgebete (Petites morts en français) de l’auteure germano-britannique Charlotte Roche. Elizabeth Kiel en est le personnage principal. Celle qu’on surnomme Eli veut à tout prix être parfaite dans son rôle d’épouse et de mère, quitte à ce que sa sexualité soit un devoir conjugal et à privilégier la santé de sa fille sur les marques d’affection qu’elle peut lui offrir. Lorsqu’elle se rend à sa consultation hebdomadaire chez la psychologue, elle le fait pour sa famille : « Ich bin eine brave Mutter und Ehefrau. Ich versuche meine dreckige Psyche zu reinigen, für unsere gesunde Zukunft, als Familie, als Liebespaar » (p.55) (Traduction, p.64 : « Je suis une bonne mère et une bonne épouse. J’essaie de nettoyer ma psyché dégueulasse pour garantir à ma famille, à mon couple, un avenir sain »). La façon dont elle se dévalorise ici montre qu’elle laisse sa propre individualité de côté pour se consacrer aux rôles familiaux. Pourtant, cela ne l’empêche pas d’avoir des désirs individuels en matière de sexualité, comme la volonté d’entretenir une sexualité extraconjugale. Alors qu’Eli s’est jusque-là toujours pliée aux désirs de son mari (en couchant notamment avec des prostituées pour lui faire plaisir), elle finit par imposer ses propres envies à son mari.
On voit donc que le chemin (hétéro)normaliste n’est pas une ligne toute tracée, mais qu’il est parsemé de petits sentiers parallèles que les femmes peuvent emprunter. Ainsi, le genre peut certes être une norme contraignante, mais aussi le lieu de tous les possibles. Pour reprendre la métaphore du chemin, on peut choisir d’emprunter les sentiers qui ne s’éloignent pas trop du chemin principal. Les personnages modifient alors certaines pratiques de genre et de sexualité de leur quotidien pour laisser leur individualité s’exprimer malgré tout dans les rôles familiaux, comme c’est le cas d’Eli. D’autres personnages, en revanche, s’éloignent tellement du chemin (hétéro)normaliste que c’est lui qui devient sentier, et le sentier qui devient la voie principale. C’est le cas de certain·es protagonistes aux positionnements queer. La pensée queer est assez difficile à définir mais, en se référant aux écrits de Sam Bourcier, on comprend que les positionnements queer contestent la binarité (on ne pourrait être que féminin ou masculin, homo ou hétéro) et le dualisme (féminin et masculin, homo ou hétéro s’opposeraient forcément) du genre et de la sexualité. Les théories queer prônent la performance des genres et des sexualités, c’est-à-dire une parodie des normes de genre et de sexualité. Cette parodie vise à la multiplication des identités genrées et sexuelles et à éviter d’enfermer les individus dans des cases fixes et uniques.
Dans Vernon Subutex de Virginie Despentes, on rencontre beaucoup de personnages aux positionnements queer, comme la Hyène. Elle est un personnage lesbien, une « gouine » (T1, p.267) comme elle le dit d’elle-même. Elle joue beaucoup à parodier les comportements masculins de genre et de sexualité, tout en revendiquant une identité directement héritée de la culture lesbienne. De cette manière, elle bouleverse le système (hétéro)normaliste en y inversant l’importance des normes. Par exemple, la Hyène confie ne pas aimer coucher avec des femmes qui n’ont connu que l’hétérosexualité, comme Anaïs. « Mais la petite Anaïs lui plaisait beaucoup et la Hyène avait pensé “hétérosexuelle c’est pas une tare non plus”, on s’arrange toujours pour faire coïncider ses convictions avec ses objectifs » (T2, p.100). Ici, la Hyène fait ce qu’on appelle un « retournement du stigmate » : dans le système (hétéro)normaliste, c’est l’homosexualité qui est considérée comme une « tare ». Mais la Hyène fonctionne dans son propre système queer et renvoie l’insulte sur le chemin d’à côté, montrant qu’une autre réalité est possible.
Une autre réalité est effectivement représentée dans les œuvres que j’analyse. Malgré des normes contraignantes, les personnages développent leur singularité, et certains personnages mettent cette singularité au service des autres et du collectif. Ainsi, j’étudie également les relations de sororité entre les protagonistes. En m’inspirant des travaux de Bérengère Kolly, je définis la sororité comme une disposition de l’être, qui pousse les individus féminins ou queer à reconnaître en l’autre féminin ou queer à la fois un soutien et une personne vulnérable. J’utilise aussi les théories du care, ou théories de la sollicitude, pour montrer que c’est en reconnaissant sa propre singularité qu’on peut la mettre au service des autres et ainsi ouvrir la voie vers un nouveau modèle de société plus solidaire. La dernière question qui m’occupe est donc la suivante : les lecteur·rices des textes étudiés sont-iels sensibles à ces représentations d’un nouveau modèle sociétal ? Pour y répondre, je m’intéresse aux avis laissés sur des plateformes de critiques littéraires telles que Babelio ou Lovelybooks et sur les blogs littéraires. L’expérience de lecture peut-elle agir sur la vie réelle ? Ou est-elle trop intime pour être pleinement exprimée et compréhensible ? La lecture de cet article peut-elle être votre premier pas vers une nouvelle réflexion sur le genre et la sexualité dans la vie réelle ?
Article réalisé par April Dupont dans le cadre de la mission doctorale « Science société » mise en place par Ombelliscience et l’Université de Lille.
April est doctorante en troisième année de thèse (cofinancée par l’ED SHS de l’Université de
Lille et l’Université Franco-Allemande – Deutsch-Französische Hochschule) en littératures
comparées (2018-2022) en cotutelle de thèse au sein du laboratoire ALITHILA – ULR 1061 –
Université de Lille sous la direction de Karl Zieger (PR) et au sein du Romanisches Seminar –
Westfälische Wilhelms-Universität Münster – sous la direction de Prof. Dr. Christian von Tschilschke.
Sujet de thèse : « Les individualités féminines dans les littératures française et germanophone du XXIe siècle : étude comparative des pluralités singulières »
Références
BOURCIER Marie-Hélène/Sam, Queer Zones : politique des identités sexuelles et des savoirs
[2001], Paris, Amsterdam, 2011.
BOURCIER Marie-Hélène/Sam, Sexpolitiques : Queer Zones 2, Paris, La Fabrique, 2005.
BOURCIER Marie-Hélène/Sam, Queer Zones 3 : identités, cultures, politiques, Paris,
Amsterdam, 2011.
BRUGÈRE Fabienne, L’éthique du care, Paris, PUF, 2017.
BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion [1990], trad.
Cynthia KRAUS, Paris, La Découverte, 2005.
DESPENTES Virginie, Vernon Subutex 1 [2015], Paris, Livre de Poche, 2016.
DESPENTES Virginie, Vernon Subutex 2 [2017], Paris, Livre de Poche, 2018.
DESPENTES Virginie, Vernon Subutex 3 [2017], Paris, Livre de Poche, 2018.
KOLLY Bérengère, La sororité, une société sans société : modalités d’un être-politique, thèse
de doctorat, Paris I, 2012.
MACÉ Éric, L’Après-patriarcat, Paris, Seuil, 2015.
ROCHE Charlotte, Schoßgebete [2011], München, Piper, 2013.
ROCHE Charlotte, Petites morts, trad. Sophie Andrée HERR, Paris, Flammarion, 2013.
WITTIG Monique, La Pensée straight, Paris, Balland, 2001.
« Gender-reveal parties »
Des sources d’inspiration :
DELAUME Chloé, Mes bien chères sœurs, Paris, Seuil, 2019.
FAYE-DIAGNE Khady Fall, Les Amazones de Sangomar, Paris, L’Harmattan, 2020.
ŞAHIN Reyhan, Yalla, Feminismus !, Stuttgart, Tropen 2019.
ZIGA Itziar, Devenir chienne, trad. Diane MOQUET et Camille MASY, Paris, Cambourakis,
2020.