Comment expliquer la violence des supporters ?

Publié par Fête de la science en Hauts-de-France, le 8 novembre 2023   470

Supporters de foot durant un match Levski - CSKA Sofia, 4 mars 2017. La violence est souvent inhérente au contexte du supporterisme. Wikimedia


Dans la nuit du 7 au 8 août 2023, un match devant opposer Athènes à Zagreb produit des rixes entre aficionados : un supporter grec est poignardé à mort. Le 3 juin 2023, dans un stade de football en Corse, un père et son fils de 8 ans alors atteint d’un cancer du cerveau sont agressés par trois supporters. En septembre 2022 une rencontre entre Cologne et Nice conduit à des violences dans les tribunes : le bilan fait état d’une trentaine de blessés.

À l’échelle mondiale le football produit son lot quasiment hebdomadaire de faits divers au sujet de violences entre supporters. Alors chaque nouvel évènement chasse le précédent, l’écrase, crée l’oubli ou au mieux une trace. Bien sûr quelques dates et de funestes bilans demeurent dans les mémoires : le drame du Heysel en 1985 : 39 morts ; Lima en 1964 : 330 morts ; Le Caire en 1974 et Johannesburg en 2001 : 50 morts.

À quoi ressemble le stade de football si on ajoute à cet inventaire imparfait les usages de banderoles injurieuses dans les stades, des chants racistes issus de certaines tribunes, des cris de singe provoqués par les prises de ballon de certains joueurs ? Mais est-ce surprenant de constater pareil spectacle dans les tribunes quand le problème se poserait également au niveau de certains clubs ou dans les institutions fédérales ?

Tout cela n’empêche pas le football de poursuivre sa domination en termes d’audience, d’investissements financiers, de couvertures médiatiques, d’identifications.

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Une telle situation mériterait un examen mais observons ici précisément les faits de violences physiques parmi les fans. Comment peuvent-ils être violents sachant, en outre, qu’un arsenal législatif s’est notablement étoffé depuis l’introduction de la loi Alliot-Marie du 6 décembre 1993 avec la création du Fichier national des interdits de stade en 2007, les interdictions judiciaires de stade ou de déplacement, les dissolutions ou suspensions d’activité d’associations de supporters ?

Un théâtre de violences

Les pratiques de spectacles sportifs dérivent donc sur des débordements, heurts et autres agressions caractérisées. Ces phénomènes soulèvent plusieurs questions. La première interroge la possibilité même de telles déviances au cours de situations festives, récréatives. La seconde nous rapproche des faits : pourquoi le stade et ses abords sont-ils un théâtre privilégié des violences ?

La troisième nous rapproche encore du sol raboteux des évènements : pourquoi tous les supporters ne sont-ils pas violents et pourquoi ceux-là le sont-ils ? Enfin, nous voilà au plus près du réel : pourquoi les supporters violents ne le sont-ils pas en permanence ?

PSG : la violence des supporters (Archive INA, 2006).

Répondre à ces questions m’a occupé plusieurs années car cela impliquait de mener des enquêtes ethnographiques, de dépouiller d’innombrables archives policières, de profiter des connaissances de collègues français et étrangers, de qualifier la situation du match et finalement de travailler les scènes des crimes. Que voit-on ?

Un stade rassemble une population hétéroclite. S’y côtoient en effet des professionnels du football (joueurs, techniciens, dirigeants), des arbitres, des journalistes, des agents privés de sécurité, des employés du commerce du spectacle sportif, des forces publiques de l’ordre, des spectateurs.

Une population hétérogène

Ces derniers composent une population hétérogène, et c’est là que se trouvent les auteurs des violences. On distingue grossièrement plusieurs catégories. Il y a des individus dont la présence tient du hasard (une place gagnée ou offerte), de la curiosité ou de la nécessité (le stade permet de faire des affaires, de se montrer…). L’engagement n’a ici rien à voir avec le soutien à une équipe.

Dans les faits l’essentiel des tribunes est peuplé de spectateurs impliqués, regroupés et en de rares cas pratiquant le spectacle sportif en solo : ce sont les supporters. On retrouve ici l’un des ingrédients structurants du supporterisme : c’est une activité qui exclut le quant à soi et privilégie un engagement avec autrui (un ami ou plusieurs, un ou des membres de la famille, un voisin, un collègue).

Olympique de Marseille, ultras, historique « meilleurs moments » (YouTube)

D’un stade à l’autre ces collectifs de circonstance garnissent plus ou moins les stades. Ils les partagent cependant avec des pratiquants formant des groupes à part entière qui, parfois, occupent une tribune entière voire un espace particulier pensés comme un territoire possédé.

Ces groupes sont constitués en associations plus ou moins reconnues et dépendantes des clubs, des instances sportives. Présidées et organisées autour d’un bureau, ces associations de supporters colorent les stades. Elles contribuent à leurs paysages sonores et visuels grâce aux chants plus ou moins originaux entonnés, aux spectacles organisés avant et durant les matchs appelés tifos. Ces groupes rassemblent parfois plusieurs milliers de fans constitués en sections : l’audience d’un club pourrait se mesurer à leur nombre variant de quelques unités à plus d’une centaine et au-delà.

Il y a néanmoins des styles partisans, et par conséquent des types variés d’associations intégrant une complexité sociologique d’engagements. Une majorité de clubs est ainsi soutenue par des associations indépendantes, affranchies de modèles de conduites imposés, organisées autour de manières d’être produites par le groupe lui-même. C’est là que nous retrouvons les mouvements ultras et hooligans d’inspirations anglo-saxonne et latine. Ici aussi les fans pratiquent collectivement leur activité, l’inscrivent dans l’opposition aux clubs non soutenus. Mais il y a plus.

De l’humour à la provocation

Ces groupes sont principalement constitués de jeunes hommes de sexe masculin, d’horizons sociaux divers parmi lesquels on retrouve cependant une majorité de mâles issus des classes populaires. Ils se définissent premièrement à leur association elle-même, à l’usage de la provocation, de l’humour qui graduellement peut aussi verser vers l’intimidation et la violence, voire la confrontation à d’autres groupes indépendants.

Pour les ultras le soutien au club est indéfectible : il faut assister à tous les matchs à domicile et en déplacement, défendre les couleurs préférées et dénoncer les conséquences d’une marchandisation du football conduisant à en faire un produit.

Mais pour les ultras le groupe lui-même compte autant que le club choyé : on le rend visible grâce à des tifos plus spectaculaires les uns que les autres ; audible en le faisant chanter le plus possible ; lisible sur les réseaux sociaux et dans des fanzines fabriqués de manière artisanale. Ici les attachements sont structurants, se confondent et se répondent, se parent d’attributs qui font du groupe l’espace d’un supporterisme au-delà qui joue avec les règles. On doit au mouvement ultra les remarquables polyphonies et polychromies des tribunes, mais aussi les règlements de compte entre groupes du même style que ce soit dans les tribunes ou autour des stades. Bien sûr les violences proviennent également des hooligans pour qui la violence constitue un levier identitaire premier, un moteur des engagements émotionnels et par corps.

On existe dans la partisanerie sportive locale

L’établissement d’une sociologie des supporters autorise un éclaircissement des raisons de la violence. Bien sûr des faits échappent à une logique sociale parce que des passages à l’acte auraient à voir avec la consommation d’alcool ou de psychotropes. Mais en quoi la violence des stades est-elle sociale ? Qu’est-ce qui la distingue du fait divers ? Des explications générales défendent la nécessité d’affirmer une virilité, une suprématie nationale ou « raciale ».

Un regard plus circonstancié montre que les violences dépendent de logiques de groupes : on veut montrer que l’on existe dans la partisanerie sportive locale ou nationale, on défend un territoire, on joue avec la contrainte policière et l’autorité, on règle un contentieux passé comme l’agression d’un congénère ou le vol de la bâche du groupe considéré comme le cœur dans la poitrine des supporters : dans ces cas la violence renforce et devient une ressource identitaire.

Préméditée, collective, elle se comprend, peut se réguler contrairement à ce passage à l’acte provenant d’une décision individuelle, dissimulée et pensée par son auteur comme un moyen de progresser dans un groupe. C’est ce qui rend la violence si difficile à éradiquer d’autant que sa gestion se heurte à des impératifs économiques. Et, peut-être aussi que, quel que soit le coût de la sécurisation des enceintes sportives, il sera toujours inférieur au profit qu’il procure quand assister à un spectacle sportif demeure une pratique sociale pacifiée.

Williams Nuytens, Sociologue, professeur des universités en Sciences et Techniques des APS, Université d'Artois


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.