Compteur Linky : les inquiétudes sur la santé et la vie privée sont-elles fondées ?

Publié par Ombelliscience -, le 28 mai 2018   12k

Depuis fin 2015, le compteur d'électricité Linky est déployé à grande échelle par Enedis sur le territoire français. Ce compteur communicant, qui permet la relève de l'index de consommation électrique à distance, doit venir remplacer les anciens compteurs. À ce jour, plus de 10 millions de compteurs ont été installés sur 35 millions prévus d'ici fin 2021.

Des controverses sont rapidement nées autour de Linky et ont pris de l'ampleur au cours du déploiement. Que doit-on en penser ? Ombelliscience propose une analyse critique documentée en traitant le sujet en profondeur.

Éléments de contexte

Filiale d'EDF, Enedis est une entreprise publique ayant pour mission de distribuer l'électricité sur le territoire français, couvrant 95% des clients. Dans sa mission de distribution, Enedis est chargée de relever les index des compteurs pour la facturation des clients par le fournisseur, ce qui était historiquement effectué à pied par ses opérateurs.

Une directive européenne de 2009 stipule que les États de l'UE doivent s'équiper de compteurs communicants capables de relever à distance les index (télérelève). Ne sont concernés que les États où cela se trouve économiquement favorable, ce qui dépend des caractéristiques du marché de l'électricité de chaque pays. À titre d'exemple, en France le monopole d'Enedis rend cette option pertinente. De même en Italie, avec le distributeur Enel qui avait démarré l'installation très en avance dès 2001. En Allemagne par contre, un déploiement limité a été convenu du fait du nombre très important de distributeurs d'électricité.

Dans un premier temps, afin de mieux comprendre le fonctionnement du compteur Linky, Ombelliscience a recueilli les propos de Thierry Lys, ingénieur chef de projet Smart Grids chez Enedis.

Télérelève et téléopérabilité

Le compteur Linky communique une fois par jour la consommation du client à un concentrateur recevant les données du quartier pour ensuite les transmettre au système d'information central d'Enedis. Cette télérelève permet la facturation en fonction de la consommation réelle plutôt qu'à partir d'estimations. Les données de consommation sont mises à disposition du client (à J+1), ce qui est présenté par Enedis comme un réel avantage, car le fait de mieux connaître sa consommation peut permettre de mieux la réduire (l'expérience TicElec allant dans ce sens). Enedis travaille par exemple avec les collectivités pour vérifier grâce à Linky si des travaux de rénovation de bâtiments ont permis de réduire leur consommation énergétique.

L'ouverture d'un espace client Enedis permet d'accéder à ses données de consommation.
Crédit image : enedis.fr

"Mais Linky va au-delà de la télérelève : il est aussi téléopérable, c'est-à-dire qu'il peut recevoir des ordres émis à distance", précise Thierry Lys. En pratique, on peut donc commander l'ouverture ou la fermeture du compteur sans attendre le passage d'Enedis lors d'un déménagement. En cas de production insuffisante, on peut aussi imaginer de limiter la puissance de tous les compteurs afin d'éviter la coupure complète de courant chez certains. Par ailleurs, accompagné d'installations adaptées, Linky peut techniquement déclencher le démarrage ou l'arrêt d'appareils électriques (comme aujourd'hui avec les ballons d'eau chaude), ce qui peut être utile pour adapter la demande à la production d'électricité provenant du solaire et de l'éolien au gré de la météo. Cela requerra toutefois la création d'offres par les fournisseurs d'électricité avec incitations tarifaires. Linky permet aussi à Enedis de détecter les pannes de façon précoce et de déterminer à distance si une panne vient du réseau ou d'un problème de l'installation électrique du clientAinsi, ces fonctionnalités font de Linky une brique importante du développement des réseaux électriques intelligents.

Malgré ces avantages et l'enthousiasme d'Enedis, le programme Linky rencontre de vives oppositions. Si la loi rend obligatoire l'installation des compteurs, celle-ci peut en pratique être refusée puisque le réseau électrique est la propriété des communes et non d'Enedis. De plus, les personnes dont le compteur se trouve à l'intérieur du domicile peuvent en interdire l'accès. Afin de mieux comprendre ces contestations, Ombelliscience s'est entretenue avec Raoul Périchon du collectif Combalinky militant à Beauvais pour l'arrêt du déploiement et la réinstallation des anciens compteurs.

Des risques pour la santé ?

Pour Raoul Périchon, "[Linky] est fondamentalement mauvais, d'abord par l'impact néfaste de son rayonnement électromagnétique sur la santé". Notons que le compteur n'est pas un "émetteur" direct : il ne communique pas avec l'extérieur à l'aide d'une antenne mais à travers les câbles électriques par la technologie de courant porteur en ligne (CPL) à basse fréquence (33-90 kHz). Toutefois, même s'il s'agit d'un signal électrique de moins d'un volt, il occasionne fatalement un rayonnement électromagnétique supplémentaire en dehors du câble, y compris dans le domicile. Étant donné le déploiement massif et obligatoire de ce nouvel équipement, les craintes initiales doivent être prises au sérieux.

Illustration du principe de courant porteur en ligne : on superpose un signal de faible amplitude au 50 Hz du réseau 230 V.
Crédit image : Installation rénovation électrique

Justement, répondre à ces craintes par une expertise scientifique constitue le travail de plusieurs organismes publics en France, et il se trouve que leurs conclusions sont tout à fait rassurantes. L'Agence Nationale des Fréquences (ANFR) s'assure du respect des limites d'exposition du public aux ondes. Ses mesures en conditions réelles chez les particuliers montrent que le champ magnétique maximal mesuré à 20 cm du compteur est "entre 100 et 600 fois inférieur à la limite réglementaire" et le champ électrique "entre 80 et 350 fois inférieur" à cette limite. Ces mesures sont cohérentes avec celles de l'Ineris et celles du Centre Scientifique et Technique du Bâtiment, qui précise que l'exposition "est du même ordre de grandeur que des signaux parasites [...] liés aux équipements électriques domestiques" comme les chargeurs ou les écrans d'ordinateur. Quant à l'Anses, elle conclut que "compte tenu des faibles niveaux d’exposition [...], il est peu vraisemblable que ces appareils représentent un risque pour la santé".

Un compteur Linky tout juste posé.
Crédit image : Benoît Prieur - CC-BY-SA

Toujours sur la santé, Raoul Périchon poursuit : "depuis Linky, des personnes ne peuvent plus rester chez elle, car elles sont tombées dans l'électrohypersensibilité". Cela pourra laisser sceptique, quand on sait que de multiples synthèses de la littérature scientifique ont jusqu'à présent montré que lors des expériences testant leur sensibilité, les personnes s'identifiant comme électrohypersensibles rapportent des symptômes aléatoirement, sans corrélation avec la présence d'ondes. Leurs souffrances sont réelles mais ne sont a priori pas dues aux ondes (autre trouble non diagnostiqué ou effet nocebo ?). C'est d'ailleurs la conclusion de l'Anses, mais aussi celle de l'OMS et du Comité Scientifique sur les Risques Sanitaires Émergents de l'UE. D'ailleurs, la notion d'électrohypersensibilité semble partir en désuétude.

D'autres inquiétudes sont soulevées sur la sécurité du compteur, certains le suspectant notamment de causer des incendies, même si cela reste à prouver. Toutefois, dans la mesure où les départs de feu d'origine électrique ne sont pas nouveaux, la bonne question à se poser est : Linky présente-t-il un risque supérieur à celui des anciens compteurs sur ce point ? Sa capacité à se couper automatiquement en cas de détection de surtension permet d'améliorer la sécurité de ce point de vue.

Des risques pour la vie privée ?

La seconde grande crainte concerne la protection de la vie privée : "Linky est un espion installé chez nous, qui ouvre la porte à la commercialisation de nos données" s'inquiète Raoul Périchon. En effet, dès lors que le compteur communique des informations relatives à notre consommation avec l'extérieur, on peut en principe s'interroger sur ce qui sera relevé et ce qui en sera fait. Ici également, il existe une autorité indépendante : la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL). Son but est de garantir un usage du numérique protégeant la vie privée, et elle s'est bien entendu penchée sur la question des compteurs communicants.

Par défaut, Linky relève et transmet l'index de consommation une fois par jour à Enedis. On peut donc en déduire la consommation quotidienne, mais pas l'utilisation de tel ou tel équipement. Le client peut autoriser Enedis à relever l'index toutes les 30 minutes, afin de pouvoir visualiser sa courbe de charge, c'est-à-dire l'évolution de la puissance moyenne qu'il consomme (la CNIL a imposé de ne pas descendre sous 10 minutes pour protéger la vie privée). Là également, on ne transmets que l'index et non pas l'utilisation d'appareils spécifiques. De plus, l'accord que signe le client n'autorise pas Enedis à partager les données. Si un tiers - par exemple le fournisseur d'électricité - désire accéder à ces données, il lui faudra obtenir indépendamment une autorisation expresse du client. Sur ce point, la CNIL est vigilante : elle a par exemple mis en demeure le fournisseur Direct Energie pour ne pas avoir été assez explicite dans l'accord visant à récupérer les données de consommation de ses clients.

Courbe de charge d'un client, avec un relevé toutes les 30 minutes.
Crédit image : enedis.fr

Précisons enfin que toutes les communications CPL sont sécurisées : Linky emploie un protocole avec chiffrage AES-128, et ne transmet pas de données permettant d'identifier directement le client.

Et la dimension financière ?

Au-delà des aspects sanitaires et de la vie privée, Linky est également critiqué sur le plan financier. Ici, la critique n'émane pas seulement de collectifs citoyens mais notamment de la Cour des Comptes, qui dénonce le fait que ce projet à 5 milliards d'euros profiterait peu au client mais surtout à Enedis. Jean-Baptiste Arnould, délégué Relation Clients à la direction régionale Enedis Picardie, réagit en deux points : "D'une part, ce qui bénéficie à Enedis bénéficie à la gestion du réseau et donc in fine aux clients puisqu'il s'agit d'une mission de service public. D'autre part, nous ne sommes qu'à la phase de déploiement : les clients verront l'intérêt de Linky lorsque les fournisseurs multiplieront les offres comme celles d'EDF, Engie ou Direct Energie avec des tarifs attractifs la nuit et le week-end".

Dans tous les cas, il sera intéressant de voir comment se déroulent les différentes actions contre le déploiement de Linky sur le plan juridique, alors qu'en parallèle, le compteur communicant Gazpar de GrDF suscite le même type de méfiance.

Théo Mathurin